Cuba

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Le chemin qui mène à l’intérieur.

Atterrissage

D’habitude, c’est vers l’Asie que mon cœur s’envole. Cette fois-ci je vais dans l’autre sens.

Je ne parle pas vraiment l’espagnol. Mais j’ai déjà passé six semaines au Pérou, une expérience qui reste extraordinaire à tous points de vue dans mon souvenir. Sauf que la langue est bien plus difficile à comprendre, question d’accent, probablement. Mon rationnel tend à me rassurer, ça reste une langue latine, je ne peux pas être totalement perdue.

Perdue ? Totalement perdue ? N’est-ce pas au fond ce que je recherche ? A chaque départ, je remets tout en question. Me confronter à mes peurs, à ma solitude, à mes angoisses viscérales. Je souris toutes les fois que j’entends « tu as trop de chance de partir comme ça ». Le mot chance n’est pas celui qui me vient à l’esprit en ce moment même. S’ils savaient à quel point j’angoisse! Toutes les fois où je me dis: « Que fais-tu là ? Rentre chez toi, ce serait bien plus simple ». Cela m’éviterait de passer par les bas fonds des sentiments humains, des humiliations en demi-teintes, des incompréhensions avec les locaux, les sourires forcés qui provoquent des malentendus… Je pense souvent à ces gens qui parlent toutes les langues, et je les envie tellement. Mais non, je ne suis pas eux, ils ne sont pas moi, et quand je reprends un peu de courage au fond de moi, que les heures passent et que je m’adapte, gentiment, à mon nouvel environnement, tout s’efface, petit à petit. Le travail peut alors commencer.

Malgré la peur de l’inconnu, il y a toujours ce moment unique et irremplaçable, celui de l’arrivée. Le choc. Tout est nouveau, tout reste à expérimenter. Les sons, l’ambiance, le climat, les manières… dans quelques heures déjà, ce ne sera plus aussi surprenant. Ce moment, c’est mon délice. C’est encore plus fort quand l’arrivée se passe de nuit. La découverte se fera progressivement, et le lendemain contiendra encore un peu de ce nouveau.

Difficile malgré tout de ne pas plaquer sur cette nouveauté les codes acquis, les clichés venus d’ailleurs. C’est toujours un défi, surtout en tant que photographe, de passer outre. Mais à Cuba, comment ne pas être émerveillé par les couleurs de ces vieilles bâtisses et ces voitures issues d’un autre temps ? Je pense évidemment au film Buena Vista Social Club et j’imagine où Wim Wenders, sa femme Donata et le musicien Ry Cooder se sont promenés lorsqu’ils étaient ici. Cela fait partie de l’expérience, et de plus en plus ce sera la mienne qui remplacera ces clichés. Je m’en réjouis déjà.

Au réveil ce premier matin, le vent soufflait fort, le temps était couvert. Je me suis dirigée vers l’Hôtel Nacional, un lieu symbolique pour les Cubains où nombre de personnalités sont venues, marquant un peu plus l’histoire du pays. Surplombant la mer, je me suis sentie immergée dans le flot des vagues qui se jettent littéralement contre les parois du Malecón. Seuls quelques Cubains se risquent à se rapprocher de l’eau pour en ressentir la puissance. Je veux les rejoindre, m’inspirer de la force de la nature. Un jeune homme m’accoste sur le chemin, il me dit qu’il m’a vue au Nacional, me pose des questions, et se demande surtout pourquoi je veux aller au bord de l’océan. Il n’y a rien à y faire, me dit-il. Précisément, je ne veux rien faire, je veux être. Il poursuit en me disant que j’ai de la chance d’être à la Havane en ce moment, car il y a un festival de salsa. Il me montre le lieu. M’emmène au bar Social Club, l’original tente-t-il de me faire croire, et me recommande les mojitos. Il n’est que 11h du matin, mais ils sont légers, précise-t-il. Je culpabilise un peu à l’idée que je ne vais pas me plonger entièrement dans la culture cubaine. Ils n’y sont pour rien. Je n’aime pas la salsa, le rythme, les sons aigus des instruments. Je ne trouve pas que la danse soit particulièrement agréable à regarder, alors évidemment, la danser… mais je n’ai pas le droit de dire cela ici. Ni même ailleurs. Je n’ai donc rien dit (et vous ne l’avez pas lu).

Je m’approche enfin du bord de mer et prends le vent de plein fouet. J’y découvre la vie secrète de deux crabes qui s’accrochent au rocher, malgré la puissance des vagues. Je ne les imaginais pas aussi vaillants et tenaces. L’un des deux finira néanmoins par disparaître sous l’eau, mais au vu de sa force de survie, je ne me fais pas trop de souci pour lui.

J’ai passé des heures pour me procurer une carte téléphonique. Lorsque j’ai enfin trouvé un endroit qui en vendait, fait la queue pendant de longues minutes, expliqué à la vendeuse ce que je recherchais dans mon espagnol très approximatif, elle me répond qu’elle n’accepte que des pesos cubains, pas les CUC, la monnaie réservée aux étrangers. Je repars donc bredouille, m’en vais changer de l’argent, et refais la file une deuxième fois. Cette fois-ci, un homme m’explique que je dois demander qui est la dernière personne dans la queue. Il me voit désemparée. Gentiment, il demande pour moi et finalement je parviens à mon but: obtenir une bête carte de téléphone et cela m’aura pris six bonnes heures. Il y a quelques années, j’aurais ressenti un profond sentiment de désespoir à passer toutes ces étapes. S’entendre dire « non » sans explication, sans aide, quelle angoisse. Avec du recul, avec un peu de lâcher prise, tout devient plus simple, et l’aide vient. Mais surtout, j’ai pris conscience que traverser des épisodes de vulnérabilité était une nécessité pour ma quête d’identité.

Plongée dans le l’aventure

J’ai rencontré un ami d’une amie qui m’a recommandé à une fille à Varadero. Mission du Jour 2.

Après plus de trois heures de bus, j’arrive à destination. Je tente de joindre Alberta, mais le numéro ne fonctionne pas. Je souris à l’idée que ma vie professionnelle est habilement structurée par des plannings dont je suis experte et qui font ma réputation (bonne ou mauvaise). Mais en voyage, c’est l’inverse: total lâcher prise, il y aura toujours une solution. Après un sms à Evelio, l’ami en commun, elle débarque dans une vieille voiture dans laquelle il y a une sorte de plancher qui me semble prêt à rendre l’âme. Mission accomplie néanmoins. Elle me fait visiter Varadero, qui somme toute n’a aucun intérêt si ce n’est ses plages… quand il fait beau. Le temps est déprimant, le vent souffle fort, il fait froid. Que vais-je y faire pendant plusieurs jours ? Heureusement, elle a un autre plan, celui de partir deux jours en montagne, dans une réserve spectaculaire apparemment. Faire du camping avec un groupe d’une vingtaine de personnes. Deux points qui me rebutent (le camping et le groupe) mais en contre-échange, une aventure unique qui sort des sentiers battus, et potentiellement: des photos. L’affaire est conclue, nous partirons le lendemain.

Je passe un moment seule sur la plage et me laisse hypnotiser par les rouleaux des vagues et le vent qui bourdonne dans un rythme doux et puissant. J’essaie de me reconnecter à moi-même au contact de la nature, chose qui m’est tellement difficile dans ma vie ordinaire.

Pourquoi des attentes ?

« J’aurais dû partir avec Alberta ». Non… « Aurais-je dû partir avec Alberta ? ». C’était le plan. Son plan. Il me convenait dans son essence, mais les Éléments ont eu raison de moi. Lors de la première nuit à Varadero, la tempête faisait rage. Je ne pouvais pas dormir. Je m’imaginais en plein air, à l’arrière d’un camion cheminant pendant des heures, mon appareil de photo prenant la pluie. Puis pendant des heures à marcher, et enfin à camper. Avec des pensées nerveuses à l’idée que l’humidité n’endommage mon appareil. Je peux me passer de la plupart des appareils électroniques, des connexions qui me relient au monde, mais je ne prends aucun risque quant à mon appareil de photo. Certes, c’est du matériel, mais au-delà de ces aspects, il est mon compagnon. Alors j’ai réfléchi: entre mon ami de longue date et une fille que je viens de rencontrer, avec qui je n’ai pas vraiment besoin d’être copine, qui choisir ? La décision fut vite prise. A l’annonce de celle-ci, Alberta a montré sa déception. Elle a surenchéri: « à toi de voir, tu as encore une heure pour te décider ». Comme une imbécile, j’ai attendu que l’heure passe sans bouger. Lorsqu’elle est partie, elle m’a encore dit qu’on se reverrait à son retour, ce à quoi j’ai rétorqué que non, puisque je serais partie plus loin. Puis elle me dit qu’elle serait à la Havane dimanche soir, si j’y suis, je peux l’appeler.

Je me fais souvent cette réflexion – lorsque ce genre de situations se produit – que c’est gentil. On se préoccupe de moi, et partant du principe que, fondamentalement, l’être humain désire être aimé, que c’est mon cas aussi, j’y mets alors un paquet d’intentions. Vingt-quarte heures auparavant, je ne connaissais absolument pas cette personne, et tout d’un coup je me culpabilise. A quoi bon ?

Silence et effacement

En voyage, je ne cherche pas à me faire des amis. Mon voyage est avant tout intérieur. L’extérieur est une sorte de prétexte, toujours agréable et sympathique certes, mais prétexte néanmoins. Cette non-envie de contact avec autrui est une culpabilité que je traîne avec moi depuis de nombreuses années, car j’imagine toujours naïvement que plus on a de connaissances, mieux c’est. Petite je n’avais pas d’amis, je ne faisais jamais partie de groupes, et j’étais prête à faire n’importe quoi pour qu’on m’aime. Aujourd’hui, les choses n’ont pas tant changé dans mon attitude, mais je peux me permettre de ne pas jouer le rôle de la bonne copine dans un environnement que je ne fais que traverser. Je coupe donc volontairement le contact avec la plupart des gens parce que je déteste les relations superficielles. Cela n’empêche pas des rencontres fortuites qui peuvent marquer à vie. Cela ne m’empêche pas non plus de converser et apprécier de bons moments avec les locaux, même avec une langue rudimentaire, des gestes simples, des sourires et des regards qui en disent long.

Ich will einfach Meer

Me voici quelques jours à Viñales. Il m’aura fallu peu de temps pour réaliser que le sentiment général entre touristes était le même: une réputation surfaite pour la région, avec une obsession pour l’argent. Ce genre de situations crée des liens. J’ai croisé un couple d’Allemands avec qui j’ai commencé à converser. En quelques minutes, nous nous sommes organisés pour se revoir en fin d’après-midi et prévoir une journée à la plage le lendemain. Le taxi coûtant très cher proportionnellement au coût de la vie sur place, il est très avantageux de se partager ces frais. Nous avons donc passé le lendemain sur une plage paradisiaque, à rôtir et se demander si ce paradis existait bien. En entendant les adolescents hurler sur la plage, je me disais qu’on avait tous un concept un peu différent du paradis. D’ailleurs, d’où vient cette idée unique que le paradis est nécessairement une plage de sable blanc avec une mer translucide? En tous les cas, ça fait son effet.

Il me restait ensuite une journée pour visiter les quelques recoins de la région qu’on vendait comme exceptionnelle. De fait, il y a une nature magnifique, mais la population locale n’a apparemment obtenu le droit de faire des casas particulares (logement chez l’habitant) que peu de temps auparavant, et ils ne savent pas bien s’y prendre. De subtilité, il n’en existe pas, aussi viennent-ils très frontalement vendre tout ce qu’ils peuvent. J’en ai eu maintes fois l’exemple dans la famille où je résidais, où chacun des membres venait à tour de rôle me demander avec insistance de manger chez eux. A part pour les petits déjeuners, j’ai tout refusé. Je ne les sentais pas. Aussi, lorsque le dernier jour j’ai visité ces quelques endroits que l’on me recommandait, j’ai rencontré une Cubaine en vacances – une jeune fille de mon âge en dehors des sentiers battus – qui s’est prise d’affection pour moi. Lorsque je lui ai raconté mes aventures avec cette famille, elle a tout organisé pour moi. Elle s’est renseignée auprès des locaux qui lui ont confirmé que la famille avait très mauvaise réputation, et qu’il fallait que je m’en aille au plus vite, ce que j’ai fait avec grand plaisir. J’ai pris mes clics et mes clacs en quelques minutes, j’ai demandé qu’ils me rendent l’argent que je n’avais pas consommé, et au vu de ma détermination, ils se sont exécutés de mauvaise grâce. J’étais prête pour ma propre guerilla. Je voulais leur dire tout ce que j’avais sur le cœur, mais au final, je suis juste partie le plus rapidement possible.

Retour à la case départ

A Viñales, je suis montée dans le premier bus qui retournait à la Havane. De fil en aiguille, je me suis retrouvée chez une Suissesse mariée à un Cubain, Laura, qui habite à 5 blocs de chez Evelio que j’avais rencontré à mon arrivée. Il se trouve qu’actuellement se déroule le festival du film sud américain à la Havane, et comme tous deux – Laura et Evelio, de même que sa femme – travaillent dans le cinéma, nous nous sommes organisés pour que tout le monde se rencontre. Evelio nous a également présentées à Davide, un ami en visite d’origine italienne mais établi au Canada, travaillant lui aussi dans le milieu. Une soirée magique et étrange en même temps, où tout s’est mis en place naturellement. A un moment, j’ai parlé avec passion de ma quête profonde, ma manière d’utiliser les voyages pour me découvrir, mes rencontres avec les chamans, les signes reçus ici et là… j’avais cette impression agréable d’être entendue, de parvenir à partager une des facettes de qui je suis fondamentalement, de sentir de la réceptivité.

Mais ce bonheur d’un moment unique n’a pas perduré. Je ne suis pas encore prête à retourner dans la foule, dans la collectivité. Mon besoin de me retrouver seule a repris le dessus. Je me suis rendu compte, entre autres, que cette ville me déstabilisait, que je me mettais une grosse pression du fait de ne pas parler la langue et de ne pas maîtriser les codes, notamment en ce qui concerne les transports publics. Pendant trois jours, j’ai flotté, incapable de prendre les décisions les plus basiques. Il se trouve aussi que, lors de la soirée passée tous ensemble, j’ai évoqué mon anniversaire. La femme d’Evelio a proposé qu’on passe ce jour tous ensemble, organisant déjà des plans pour garder les enfants. J’ai dit « pourquoi pas » sans savoir si cela me convenait. J’étais prête à tout. Mais en conséquence, j’ai organisé mon temps autour de cet événement que je désirais le plus simple possible. Tout d’un coup, plusieurs personnes se retrouvaient impliquées et je n’étais plus vraiment libre de mes mouvements, quand bien même l’idée originelle était absolument adorable et dévolue à ma petite personne. A cela s’est ajouté le fait qu’on annonçait du mauvais temps pour le 12 décembre, alors que nous avions décidé d’aller à la plage. En fin de compte, les plans sont tombés à l’eau, non sans un certain soulagement de ma part, de telle façon à ce que je puisse organiser mes dernières heures cubaines au centre ville, en m’évitant le stress qui me retient dans mes décisions depuis ces derniers jours.

Dans quelques heures, ce sera donc le moment tant redouté. Chaque année, je tente de relativiser, de lâcher les angoisses y relatives. Chaque année, elles reviennent. Un compromis difficile à gérer entre l’autorisation de naître et celle de n’être.

Dans 48 heures, je reprends l’avion pour la Suisse. J’ai découvert un pays merveilleux et surprenant. Il n’est pas évident de saisir tous les tenants et aboutissants d’une politique et d’une histoire complexes, mais j’en repars avec des bagages de souvenirs dans mon for intérieur qui resteront gravés en moi et forgent aussi un peu la personne que je deviens, au fil des années passées. Je me souviendrai de cet adorable vieux monsieur chez qui j’ai logé à Santa Clara, Hugo, d’une gentillesse profonde et aux yeux fatigués. De la lumière parfaite en fin de journée à Trinidad, et de l’orage du premier jour qui a forcé tout le monde à trouver des abris de fortune en quelques secondes avant que les rues ne soient inondées. De Sarah et Filip, mes compagnons allemands de sable blanc, qui allaient tellement bien ensemble. De ces fous-rires ici et là avec des locaux, provoqués par des impossibilités de compréhension mutuelle, mais au final sans gravité aucune. De ces déclarations d’amour en papier mâché lâchées sur le chemin et autres compliments flatteurs. Je me souviendrai de toi, Cuba, et j’espère au fond de moi que quelles que soient les ouvertures sur le reste du monde qui prendront le dessus, tu garderas ce je-ne-sais-quoi d’exceptionnel.